Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Cours et détours

La mimèsis comme imitation chez Platon et Aristote (2)

18 Février 2023 , Rédigé par J.-Luc Martine

 

La poésie selon Aristote : L’art et l’imitation

 

 

Avec Aristote apparaît la thèse majeure de l’art en occident : l’art (et donc la poésie, et, surtout dans la Poétique, la poésie dramatique) imite la nature. Cette proposition, Aristote ne l’énonce jamais telle qu’elle lorsqu’il parle d’esthétique. Elle apparaît surtout dans son discours sur la physique, où il oppose radicalement les fabrications humaines et les êtres naturels.

 

Aristote reprend par ailleurs la notion de mimèsis, mais d’une manière où tout (ou presque) l’oppose à Platon. Aristote agence une théorie qui rend compte de la légitime admiration pour les œuvres d’art. La distance avec Platon est tellement grande que l’on peut se demander s’il faut continuer à entendre imitation dans mimèsis. Si l’imitation appelle une perte entre le réel et la copie, on a chez Aristote l’idée d’une recréation, d’une représentation qui réorganise et qui apporte autre chose.

 

Il y a cependant de bonnes raisons de conserver « imitation ». D’une part cela conserve un lien avec Platon. D’autre part, et surtout, la dégradation est aussi présente chez Aristote (Voir Les Parties des animaux, I, 1 639 b 19-21) : « Il y a plus de finalité et de beauté dans les œuvres de la nature que dans les fabrications humaines ». Les fabrications humaines sont toujours des imitations et le passage de la nature à l’œuvre est toujours marqué par un amoindrissement du point de vue de la finalité et de la beauté. Mais, s’il y a dégradation, ce n’est pas la même que chez Platon.

 

Il n’y a plus que deux termes chez Aristote : la nature et les œuvres. La nature est le référent de toutes les fabrications humaines, là où il y avait deux degrés différents chez Platon.

 

La finalité et la beauté sont pratiquement synonymes chez Aristote. Mais il reste qu’il y a plus de finalité dans la nature que dans les œuvres humaines. En quoi réside cette relative imperfection ? À quoi peut-on reconnaître cette moindre perfection, qu’il ne faut jamais comprendre comme un ratage ou un échec de la finalité. Nous sommes en présence de quelque chose qui, sans être un ratage, manifeste aux yeux de tous que ça pouvait rater. Dans les fabrications, il y a une adaptation entre les moyens et les fins. Il y a assez de distance pour que puisse apparaître la possibilité d’une discordance. Nous sommes dans un espace où le moyen conserve assez d’autonomie pour que l’on puisse viser une autre fin avec le même moyen, la même fin avec un autre moyen. Cet écart, c’est celui des choses humaines : c’est lui qui permet de dire « c’est fabriqué ». En elles, la fin a quelque chose d’un peu forcé. Dès lors il y a moins de beauté, moins de réelle convenance. C’est cet artifice dans la finalité qui marque l’amoindrissement.

 

Or, cette vision d’une finalité qui apparaît, là où un forçage ou une désarticulation sont possibles, est la condition qui fait que la finalité devient visible : on la voit bien parce qu’elle est imparfaite. Les conditions qui rendent la finalité imparfaite sont celles qui la rendent visible : je vois les moyens, des fins et une adaptation. Les choses sont en elles-mêmes moins parfaites, mais pour nous, par rapport à notre capacité d’accès, cette imperfection est une perfection. C’est grâce à elle que l’on sait qu’il y a de la finalité : elle éclaire ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, c’est dans l’imperfection de la beauté que l’on saisit la beauté.

 

La finalité, lorsqu’elle est parfaite, se rend invisible. Toute la physique d’Aristote est fondée là-dessus : il faut lutter contre ceux qui disent qu’il n’y a pas de finalité dans la nature (Démocrite). Aristote répond : si vous voyez la finalité dans les œuvres humaines, à plus forte raison elle est dans la nature. Comme l’art est imitation de la nature, ce qu’on voit dans l’art se trouve à plus forte raison dans la nature, où l’on ne voit plus le calcul et les intentions.

 

On a besoin de l’écart de l’image, du déficit de l’image, il est nécessaire pour rendre visible la finalité. L’image est une lumière, jamais quelque chose qui ferait écran.

 

Cela explique que l’on accède à la vérité de la nature par ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire par la technique. L’argument de la ressemblance est toujours ambivalent, si l’art ressemble à la nature, la nature ressemble à l’art. Or, la relation mimétique est toujours une relation à sens unique. Il se trouve qu’Aristote joue sur cela : il tend presque à résorber la mimèsis dans la ressemblance, il envisage presque la réversibilité de la relation mimétique. En réalité, sa conception de la mimèsis n’est pas circulaire : en soi, la relation entre la nature comme modèle et l’image est irréversible. Elle est marquée par un déficit, par une dégradation, qui est une lumière (moins sur elle-même que sur la nature).

 

Néanmoins, c’est dans l’art (la technique) que l’on saisit la vie. Aristote formule la première théorie positive de l’art, qui prend deux directions. La première est celle d’une théorie du plaisir esthétique (la première véritable), la seconde concerne le fait que dans l’art, le déficit ontologique est une acquisition.

 

Si l’image (c’est-à-dire tout ce qui d’une certaine façon représente) a une vertu, c’est celle de décomposer. En cela elle stylise, et, en rendant moins parfait, elle montre quelque chose à propos de ce dont elle est l’image. Elle satisfait donc notre désir naturel qui est d’apprendre. Le plaisir est alors ce qui se surajoute, de façon gratuite, à une fin atteinte. Notre désir d’apprendre sera signé par le plaisir que nous procurent les images. Le plaisir esthétique, pour Aristote, est toujours un plaisir d’apprendre. On apprend par l’image, qui n’est jamais visée pour elle-même (c’est la chose que l’on vise à travers elle), et on a l’image qui apprend et le plaisir de l’image. Ainsi, tout art engendre un savoir qui va au-delà de lui-même.

 

Le déficit est une acquisition. La perfection paradoxale de l’image réside dans son imperfection. Cela peut aller dans une autre direction qui ramène vers le point de vue de l’artiste, vers l’art lui-même, comme fabrication humaine. L’art entend être le moins imparfait possible, il cherche à réduire cet écart entre les moyens et les fins, écart qui s’incarne dans le moment de la délibération. Ce moment, l’art tend à le réduire à presque rien, et il est animé par un idéal qui serait un point culminant qui marquerait la plus grande proximité possible entre les moyens et la fin, la délibération la moins longue, qui ressemblerait le plus à la spontanéité, où résiderait la plus grande unité entre la matière et la forme.

 

Ce point culminant est le naturel dans l’art, qui vise un point d’illusion : le naturel de l’art, de ce qui n’est pas naturel. Ce moment suprême est aussi un moment de vérité, ou, tout au moins, un moment de quasi-vérité, où tout est plus vrai que vrai (voir la notion de vraisemblance tragique). Ainsi, l’illusion est à la fois posée et retirée, il y a une vérité spécifique de l’art qui consiste dans son naturel, par-delà son intrinsèque fausseté.

 

Pour que tout tienne ensemble, il serait utile de disposer de textes qui parlent de tous ces éléments en même temps. S’il y avait chez Aristote une théorie complète de l’art, elle contiendrait ces trois moments. On les trouve, mais sous une forme décomposée. On a soit une théorie de l’imitation et de son plaisir (on tout au moins les éléments d’une telle théorie), soit une théorie de l’art en tant qu’art. Dans les deux cas, on déborde de l’objet.

 

On possède dans la Physique (II) une théorie de l’art en général, dans le début du livre IV de la Poétique, on a une théorie de l’imitation en général et de son plaisir, enfin, on possède un seul exposé d’ensemble, mais qui reste relatif à un seul art, celui de la tragédie (Poétique 5-26) qui développe une théorie de la tragédie.

 

Le plaisir de l’imitation (Poétique IV)

 

L’art poétique a deux causes, qui sont toutes les deux naturelles : une tendance naturelle à imiter ; une tendance commune à éprouver du plaisir aux imitations. Même si nous sommes enclins à relier les deux moments, il faut les laisser à leur différence, qui est celle de l’actif et du passif, et qui permet d’insister sur la dualité qui sépare les artistes des autres hommes.

 

La première cause réside dans une tendance naturelle. Les hommes ne sont pas des animaux (ou bien ils sont beaucoup plus) : dès l’enfance nous commençons à apprendre en imitant. Cette cause est naturelle aussi en cela qu’elle concerne l’apprentissage, pour lequel nous avons une forte inclinaison. D’autre part, nous avons une tendance commune au plaisir (qui n’est pas exactement naturelle), qui rencontre le plaisir que nous prenons aux images.

 

Aristote inscrit cet aspect dans le contexte d’une preuve : nous voyons avec plaisir les images des choses qui nous dégoûtent (celle d’un cadavre, d’un animal répugnant). Dans son exactitude, l’image décompose, elle montre la finalité, elle aide donc à nous réconforter avec les images de la vie, puisqu’il y a de la finalité même chez les êtres les plus visqueux. Le deuxième morceau de la preuve se trouve dans les Parties des animaux (I, 5) : il serait absurde d’avoir ce plaisir en admirant l’image, c’est-à-dire d’apprendre quelque chose sur une finalité qu’on ne voyait pas, si l’on ne reversait pas ce plaisir sur la chose, sans avoir ce plaisir en admirant la chose même. Le plaisir de l’image est ce qui émerge d’un processus où l’on a appris. L’art embelli la vie en ce sens qu’il est le médium de la redécouverte de sa beauté (i. e. de sa finalité). Référence à Héraclite : les dieux sont dans la cuisine.

 

Ce plaisir est, en apparence commun au peuple et au philosophe. En fait, il y a entre eux fort peu de points communs, puisqu’ils ne se retrouvent que dans le plaisir qu’ils éprouvent et que, même là, il se marque une différence profonde entre les plaisir philosophiques et le simple plaisir de l’image. En réalité, le philosophe est par excellence celui qui doit être amateur d’art. Si l’art décompose et s’il réside dans la décomposition des causes, il est profondément lié au travail philosophique qui est la connaissance par les causes. C’est dans l’art que le philosophe trouve sa manière d’éprouver le plaisir de l’image. Les autres éprouvent un plaisir mineur, celui de reconnaître les choses. Ils ne cherchent pas les causes, mais ils ont le plaisir de ce qu’ils trouvent.

 

L’art en tant qu’art (Physique II, 1)

 

Pour comprendre l’essence de l’art, il faut l’opposer à la nature. Certains êtres répondent au principe de la nature, qui veut qu’ils ont en eux-mêmes le principe de leurs mouvements et de leur repos (le repos est l’arrêt du mouvement, c’est-à-dire son accomplissement). Dire qu’un être naturel se meut, cela veut dire, pour Aristote, qu’il se dépasse, qu’il s’altère et change, qu’il s’accroît ou qu’il décroît.

 

Le mouvement est l’acte de ce qui est en puissance, en tant qu’il est en puissance. Le mouvement c’est l’acte de ce qui n’est pas encore en acte. L’être naturel est en puissance de lui-même. Un fois accompli, il atteint l’acte, celui pour lequel il est en puissance.

 

L’être naturel a la matière de sa forme et la forme de sa matière (l’arbre n’est pas en bois), il part de lui-même pour aller vers lui-même. Il y a en lui une finalité, mais elle risque reste de rester invisible : quand la matière est matière de la forme, on peut les confondre.

 

A l’opposé, l’art désigne tout ce qui ne vient pas de soi pour aller vers soi, mais ce qui vient de l’autre pour aller vers l’autre. L’objet qui se fait par art provient d’une matière quelconque à laquelle on donne une forme (c’est là que l’on peut dire : « c’est en bois »). C’est sur cela que se fondent les matérialistes pour dire que la nature se réduit à la matière. Il s’agit pour Aristote de s’opposer à cette réduction.

 

Si on voit le lien entre la forme et la matière quand on a affaire aux productions amoindries de l’art, ce lien est encore plus vrai quand la forme et la matière sont étroitement unies (ce qui est vrai pour le moindre l’est a fortiori pour le meilleur). S’il est vrai que l’art imite la nature, puisque dans tout artifice il y forme et matière, donc il doit en être de même dans la nature. Puisque c’est vrai de l’image, c’est vrai aussi de la nature. Il faut donc en passer par la séparation, par la dualité, par l’art, pour revenir à la nature.

 

La tragédie selon Aristote

 

L’étude de la tragédie développe les trois points essentiels de la théorie de l’art. Celui qui est central, c’est la mimèsis. C’est là qu’il y a une dégradation, une imperfection qui est lumière. Le point culminant c’est le naturel de l’art. C’est là que l’art tend à produire comme la nature produit. La question du plaisir esthétique vient s’ajouter à l’étude comme un cas particulier de la théorie générale du plaisir. C’est l’ajout d’une fin externe (le plaisir) qui est un pur surcroit par rapport à l’accomplissement d’une finalité interne (la connaissance).

 

Pour ce qui regarde la tragédie, le rapport à la lumière apparaît à travers le concept de nécessité de l’intrigue tragique (dans l’enchaînement interne des événements).

 

Le naturel tragique apparaît dans le concept de vraisemblable (toujours associé à l’idée de nécessité).

 

Le plaisir apparaît dans le concept, controversé, de catharsis.

 

Avant cela, il faut savoir (essayer de savoir) ce que c’est que la tragédie pour Aristote (à partir des chapitres VI à XIX de la Poétique).

 

Le point de départ se trouve dans la définition de la tragédie que pose le chapitre VI. Ce qui accomplit la définition, c’est l’énumération de ses caractères spécifiques. Le chapitre VI se poursuit par l’analyse du concept de tragédie (de ses six parties). La définition proposée peut décevoir. On s’attendrait à ce qu’elle fasse apparaître le tragique comme tel. Or, le tragique n’est présent que dans la pitié et la crainte. On pourrait s’attendre à une référence marquée au rapport entre les hommes et les dieux, or il n’y a pas un mot là-dessus dans la Poétique. La définition donne l’impression de ne proposer qu’une énumération de caractères de plus en plus spécifiants. Cette impression n’est pas fausse, mais elle est trompeuse. Les premiers mots posent l’essentiel : la tragédie est imitation d’une action, ce en quoi elle est emblématique de l’art poétique en général.

 

La tragédie est l’imitation (la représentation, mais il y a des raisons de garder « imitation ») d’une action noble.

 

Pour comprendre la portée de la définition, il faut envisager la nature de l’action imitée. Celle-ci relève de la praxis, à savoir de l’action qui trouve en elle-même sa propre fin et sa propre signification. L’action ainsi entendue s’oppose à la poiêsis, c’est-à-dire à l’action qui relève de la fabrication, et qui n’a donc pas en elle-même sa propre fin. L’action fabricatrice est asservie à autre chose qu’elle-même : elle a un but à atteindre, qui lui est extérieur. La fabrication, par exemple, c’est l’art de faire des maisons. La fin n’est pas dans l’action, mais dans l’objet et dans sa fonction (s’abriter). L’action fabricatrice, en se retirant, laisse subsister l’objet.

 

L’art poétique est une poiêsis, un art de fabriquer. La tragédie comme fabrication imite une action qui est une praxis. La relation entre la tragédie et ce qu’elle imite est donc le même qu’entre l’art et la nature. Il y a la même dégradation : la tragédie traduit dans l’ordre de la fabrication ce qui se donne comme une action. En ce sens, l’action imitée par la tragédie ce ne sont pas d’abord les actes extérieurs mais c’est le fait de devenir soi-même (d’Œdipe, par exemple, advient ce qu’il était, sans le savoir encore), le passage de la puissance à l’acte, le développement (organique) de l’être. L’art est imitation de la vie.

 

Il faut ajouter à cela que le modèle est caractérisé de manière éthique :

 

La tragédie est l’imitation d’une action noble

 

La noblesse semble être une propriété de l’action imitée. Or « noble » caractérise d’abord l’imitation : le poète tragique imite « en mieux », l’imitation est anoblissante (alors que dans la comédie on avilit en imitant). Qu’est-ce qu’une action noble ? En fait, la noblesse éthique, dans l’ordre de la pratique, est d’abord une propriété des caractères. L’action tragique est composée de telle manière qu’elle fait apparaître la noblesse des caractères. Dans les traités éthiques, c’est la noblesse du caractère qui donne de la valeur à l’action, le mouvement va du caractère à l’action. Quand le poète tragique reprend cela dans sa composition mimétique, il inverse le rapport : il fait apparaître le caractère par l’action, les péripéties, l’intrigue. Le mauvais poète décrit les caractères, le bon poète les fait apparaître par l’action.

 

L’art du poète est essentiellement l’art d’agencer des intrigues. C’est en cela que réside l’essentiel de ce qu’il fabrique : l’artiste (pas seulement le poète de tragédie) est compositeur.

 

Menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue

 

La composition fabriquée, l’art de fabriquer une composition, doit produire quelque chose qui forme un tout ayant une étendue (chapitre VII : il y a des totalités sans étendue). Le « contenu » de l’étendue, ce qui prend du temps, ce sont les péripéties. Entre la totalité et l’étendue comme lieu des péripéties, il y a une tension : les péripéties c’est ce qui menace l’unité du tout. L’art consiste à maintenir les exigences du tout en dépit des péripéties qui le menacent.

 

L’exigence de totalité est impérative : c’est ce qui, dans l’ordre de la composition fabricatrice, permet d’imiter ce qui caractérise l’unité de l’action qui a en elle-même sa propre fin. L’unité et la totalité sont des exigences métaphysiques. Par elles quelque chose de l’unité simple de l’action se retrouve dans la fabrication. Tous les éléments fabriqués « tiennent » bien ensemble, ils sont bien consistants.

 

Le chapitre VII développe cet aspect. « Forme un tout ce qui a commencement, milieu et fin »

 

Le commencent, c’est « ce qui de soi ne suit pas par nécessité une autre chose ». Aristote envisage le commencement poétique d’une manière absolument non temporelle. Il le définit en termes logiques de nécessité : c’est ce qui est précédé par un vide de nécessité (il n’y a pas de cause interne dont le début serait la conséquence). La fin c’est ce qui suit par nécessité, mais ce après quoi il n’y a plus de nécessité. Plus aucune nécessité ne découle de la dernière action (sur le plan de l’œuvre). On voit combien le poète est un constructeur de nécessité interne. Entre le début et la fin, il n’y a pas de place pour le vide d’évènement. Il n’y a de place que pour une temporalité logique, un temps serré, dense (voir la fin du chapitre VIII).

 

Le milieu c’est ce qui succède et est succédé. Tout ce qui se trouve là participe du retournement, du renversement du bonheur au malheur, qui risque de menacer l’ensemble. Ce qui menace la compacité du milieu, c’est le lieu du tragique comme renversement, bouleversement.

 

On voit combien l’unité de temps n’intéresse pas Aristote (voir le chapitre cinq, ça vaut mieux, mais ce n’est pas une nécessité) : c’est sans conséquences sur l’essence de la tragédie.

 

Ce qui concerne le langage relevé d’assaisonnements (l’expression poétique : mètres, chant) est extrêmement secondaire quant à la tragédie. Cela n’a presque aucun intérêt : le poète est avant poète d’histoire (muthos)

 

Par des personnages en action, non par une narration.

 

Le trait distinct de la théâtralité est placé sur un plan où sa spécificité est annulée. Voir représenter n’ajoute rien d’essentiel (voir la fin du chapitre VI : « Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et même sans acteurs ». Voir aussi le chapitres XIV :

 

« La frayeur et la pitié peuvent assurément naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi du système des faits lui-même : c’est là le procédé qui tient le premier rang et révèle le meilleur poète. Il faut en effet qu’indépendamment du spectacle l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et on soit pris de pitié devant ce qui se passe : c’est ce qu’on ressentirait en écoutant l’histoire d’Œdipe. Produire cet effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art : c’est affaire de mise en scène. »

 

Voir encore XXVI : la lecture révèle la qualité de la tragédie, qui est en cela indépendante du spectacle.

 

Seul le mauvais poète va compter sur le spectaculaire du jeu (c’est le piment nécessaire au peuple), et non simplement sur l’agencement même des faits. Le plaisir philosophique de la tragédie est lié à la connaissance des causes (ça définit la philosophie pour Aristote : connaître par les causes).

 

En représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotion.

 

C’est ici qu’apparaît le point particulièrement difficile de la catharsis.

 

Du point du vue du sens : on peut envisager que cette dernière phrase, venant après une série de points qui délimitent les parties de la tragédie, on est tenté de la lire comme parlant de l’effet poétique. Elle aurait pour fonction de susciter pitié et terreur, afin de les purger. Ce serait l’ébauche d’une théorie de la réception.

 

Ou bien, on peut entendre qu’il ne s’agit pas essentiellement de cela (même si cette réceptivité n’est pas absente). Cette dernière phrase renverrait alors au début de la définition, et il faudrait envisager la pitié et la crainte de façon interne, indépendamment des sentiments éprouvés par le spectateur/lecteur.

 

Envisagés ainsi, pitié et terreur ne sont pas d’abord des effets (elles le sont aussi). La purification, l’épuration ne concerne pas le spectateur, c’est l’agencement même des faits qui produit dans la tragédie du pitoyable et de l’effrayant, sous une forme épurée par l’art du poète. La tragédie manifesterait l’essence du pitoyable et de l’effrayant.

 

 Si on rapporte la tragédie ainsi définie à la théorie de l’art, on peut tenter de cerner les rapports de la tragédie avec les exigences de l’art : quelle lumière apporte-t-elle ? Quel est son rapport avec la nature ? Quelle est la nature du plaisir qu’elle procure ?

 

La lumière provient de la nécessité tragique. Elle surgit dans le milieu de la tragédie, dans l’espace du renversement, où se noue la tension entre concordance et discordance. Le milieu, dans la structure logique, c’est l’espace de la surprise (la péripétie). Elle prend deux formes, le renversement (metabolé) et la reconnaissance. L’emblème : Œdipe roi (le messager de Corinthe). Les évènements, tout en découlant les uns des autres, se produisent contre notre attente : pas l’attente subjective, mais l’attente crée par le récit, par son ordre, qui induit une attente et la menace, tout en l’incluant dans un processus nécessaire (voir chapitre XI).

 

Ce qui est en jeu dans cette discordance, c’est le renversement du bonheur au malheur. Pourquoi dans ce sens ? Pourquoi pas un art qui serait tout à fait le contraire (pas la comédie) ? Si le temps est à la fois constructeur et destructeur, le sens profond est d’être destructeur. Or, l’ordre poétique reflète la nature, et son ordre temporel. Il est l’imitation logique du temporel. La seule voie consiste dans le reflet logique (renversement des attentes) du sens irréversible du temps, la tragédie est le seul art poétique véritable.

 

L’autre pôle est la reconnaissance. Il s’agit de présenter des évènements hasardeux comme si c’était fait à dessein. De là découle le caractère du héros tragique. Le héros ne saurait être ni parfaitement bon ni parfaitement méchant. S’il est seulement bon, son malheur engendre le scandale, s’il est mauvais, il engendre la satisfaction (voir chapitre 13). Or, la tragédie a affaire à la pitié et à la crainte. Pourquoi plutôt ça que scandale et satisfaction ?

 

Pourquoi faut-il apprendre sous l’angle de la pitié et de la terreur ? L’indignation et la terreur sont des sentiments directement éthiques (voir Éthique à Nicomaque) : ils n’ont pas besoin du révélateur particulier de l’imitation. L’art vrai ne doit pas indigner ni satisfaire. Là, il n’y a pas besoin d’art, l’éthique et la bonté se voient. Qu’est-ce qui est invisible en soi et que l’art fait voir par le moyen de la crainte et de la terreur ensemble ?

 

Le héros tragique va vers le malheur non à cause d’une faute, mais par une erreur tragique. Il est assez impliqué pour ne pas pouvoir tout à fait se disculper (Œdipe tue bien son père et couche bien avec sa mère), mais pas assez pour être coupable. Ce dont Œdipe est coupable, c’est de son ignorance. Ce n’est pas l’ignorance qui accuse (l’ignorance de ce qu’on devait savoir) ni celle qui excuse. Ce qui est éclairé, c’est l’ambigu, une possibilité éthique exceptionnelle mais suprême qui est un centre invisible pour l’éthique, qui sépare toujours nettement vice et vertu (le régime éthique c’est qu’il n’y a pas d’équivoque vice/vertu). Au cœur de l’éthique, il y a un point sombre : le risque de l’action. Les aléas de l’agir. Ce point est au centre de la tragédie, et il est occulté par l’éthique qui est faite pour le pas dire le risque de l’action (la vertu conduit au bonheur, le vice au malheur). Seul l’imitation tragique dévoile et développe ce point aveugle. Ici, l’art tragique compose les éléments dissociés (vice et vertu) de son modèle afin de manifester un aspect spécifique de l’action : les risques de l’action. Ce qui apparaît, c’est l’espace de l’action de l’homme juste conduisant au malheur. C’est un point sombre au cœur de la réflexion éthique, qui est faite pour ne pas dire ce risque (l’homme vertueux va infailliblement vers le bonheur).

 

Le vraisemblable.

 

La tragédie, comme prototype de l’œuvre d’art, met en œuvre des actions vraisemblables. Le terme est toujours associé à celui de nécessaire. Il faut comprendre que, chez Aristote, le vraisemblable n’est pas le vrai (celui de l’histoire des historiens). Le vraisemblable, qui concerne le registre de ce qui est possible, est supérieur au vrai, en ce qu’il ne concerne que ce qui est effectivement arrivé. Même quand le poète parle du vrai, il faut qu’il en dégage le vraisemblable. Le vrai est lié à la sphère du particulier et du réel. Le vraisemblable et attaché à celle du possible et du général. C’est en cela que la poésie est plus philosophique que l’histoire (chapitre VII). Le vraisemblable est une catégorie ontologique et scientifique. Il concerne le monde tel qu’il est, où les choses se passent le plus souvent comme elles se produisent. L’art dégage les types, c’est en cela qu’il a affaire au général.

 

La catharsis.

 

Au centre de la théorie de la tragédie, il y a la question de la catharsis. La purgation dont il est question peut être comprise comme une manière de vivre ses passions sur le mode imaginaire. Il s’agit alors d’une fiction des passions.

 

On peut également en faire une lecture médicale, où il s’agit d’une sorte d’homéopathie, une purgation des passions.

 

Mais on a intérêt à comprendre que la crainte et la pitié sont d’abord envisagées comme ce que produit l’intrigue. Le poète est le fabricateur d’évènements pitoyables et effrayants, au moyen desquels il donne l’occasion d’apprendre le risque terrible de l’action. Il donne le risque comme possible. C’est là que se joue le plaisir, qui est ce qui signe l'acquisition d'un savoir.

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article