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Cours et détours

La mimèsis comme imitation chez Platon et Aristote (1)

18 Février 2023 , Rédigé par J.-Luc Martine

La mimèsis : représentation du monde et invention verbale :

Lire (encore !) Platon et Aristote

 

 

 

 

La poésie est prise dans une relation première, celle de l’imitation (ou de la représentation), dans la relation essentielle de la parole avec le monde. Cette relation traverse toutes les autres. C’est dans l’imitation qu’elle est mémoire, c’est dans l’imitation qu’elle est chant, c’est dans l’imitation qu’elle est sacrée. Cela implique de bien comprendre l’idée d’imitation. Et donc, de déplier convenablement le mot poésie.

 

 

Le mot poésie.

 

Le mot poésie vient du grec poieien, qui signifie « fabriquer », « construire ». Le terme grec possède une très large extension, qui ne le limite nullement à ce qu’on appelle aujourd’hui les œuvres d’art ou encore à ce qu’on envisage comme relevant de la littérature. La poiêsis, c’est, au sens le plus large, tout ce qui relève de la fabrication humaine, au sens des arts et métiers. C’est l’art du fabricant de chaussures comme celui du poète, au sens moderne. Le mot implique l’idée d’un métier et d’une construction. En cela, il peut être tiré dans diverses directions : la noblesse de l’artisan qui peaufine son œuvre avec l’amour du métier bien fait (il s’opposerait en cela aux grandeurs sublimes revendiquées par ailleurs par la poésie). On peut tirer aussi le mot dans la direction de l’idée de création, et faire du poète un créateur de mondes.

 

Pour bien comprendre les enjeux premiers de la poésie comme imitation, il faut en rester au sens immédiat. Dans ce premier moment de notre parcours, la poésie tend à se confondre avec l’ensemble du champ de la littérature (prétention qu’elle n’a jamais perdue, non qu’elle l’absorbe, mais qu’elle prétend dire l’essence profonde du fait littéraire).

 

L’ordre du poétique est celui de la fabrication humaine. Or, c’est une fabrication qui fabrique des imitations. Ce qui est imité, conformément à toute la tradition classique, c’est la nature. Aristote a donné la formule fondamentale : l’art imite la nature. La poésie, essentiellement, est mimèsis.

 

Cette mimésis connaît deux formulations initiales, essentielles, et opposées, qui déterminent foncièrement son histoire, celle que lui donne Platon et celle que lui donne Aristote.

 

 

Lien avec la pensée classique : La beauté essentielle n’a rien à voir avec l’art. Mais l’art à affaire avec la beauté : la relation n’est pas réversible et réciproque. La poésie, comme art (poiêsis) est impuissante à produire la beauté, elle peut l’imiter. La valorisation ontologique de la beauté entraîne la dévalorisation de l’art. Cette dévalorisation prend une forme typique chez Platon. L’art est envisagé comme un espace où règne l’apparence. La philosophie grecque de l’art porte essentiellement sur la question déterminante de la mimèsis (imitation/représentation), qui est envisagée chez Platon et chez Aristote de deux manières opposées, même si tous deux comprennent la mimésis comme une dégradation du point de vue de l’être (l’imitation est ontologiquement en déficit par rapport à ce qu’elle imite).

 

 

Le poète selon Platon : Art et mimèsis

 

L’œuvre de Platon propose quelque chose comme une esthétique négative, qui gravite autour de trois moments : la dégradation de l’image, l’imitateur chassé de la cité et le partage des arts.

 

La théorie platonicienne de l’art est négative de deux manières. D’une part elle prononce une condamnation de l’art, parce qu’il est une imitation d’imitation. Toujours tournée vers le bas, elle nous éloigne de la vérité (le but à atteindre). Cette condamnation entraîne celle de l’artiste, qui se voit chassé de la cité juste, qui est la cité en elle-même, conforme à ce qu’elle doit être (La République, Les Lois) parce qu’il est l’artisan de cette dégradation, et qu’il n’a pas de place dans une cité qui est une cité des métiers.

 

D’autre part, il y a dans cette négation l’indication d’un hommage rendu, où apparaît la reconnaissance négative et silencieuse d’une grandeur de l’art qui permet de penser une théorie de la création. Même les textes les plus durs de Platon laissent échapper les signes d’une admiration, qui prend la forme du charme, de l’ensorcellement, de la magie.

 

Par ailleurs, l’argumentaire de Platon reste ambivalent, et cette ambivalence permet de délimiter ce que pourrait être une théorie positive de l’art.

 

 

Mimèsis et relation d’imitation

 

La relation mimétique, à la différence de la relation de ressemblance, est irréversible. Elle prétend au même (elle l’affirme) mais elle marque irréductiblement l’altérité. On ne saurait confondre le modèle et la copie, l’imitation et ce qu’il imite. Ce caractère a deux conséquences. La première est l’association de l’imitation et de la tromperie. La seconde va dans le sens de quelque chose qui permet un plaisir : l’imitation d’une chose déplaisante devient plaisante.

 

Les deux aspects sont présents chez Platon (voir République X), qui va jusqu’à parler d’une tromperie majeure, à laquelle on ne doit donner aucune place dans la cité. Quelle est la nature de cette tromperie ? L’exemple du peintre est éclairant.

 

On peut comprendre la tromperie dans le sens de la méprise (prendre la chose représentée pour l’objet lui-même). Mais personne n’a jamais été trompé (sauf fugitivement et accessoirement) de cette manière : toute image se donne d’abord pour ce qu’elle est, à savoir une image. Cette première manière de comprendre la tromperie est beaucoup trop faible pour penser que c’est de cela dont il s’agit.

 

Le peintre, surtout, peut peindre tout ce qu’il veut, sans rien savoir à propos de ce qu’il peint. Il peut peindre un cordonnier ou un menuisier, sans rien entendre au métier de ces hommes. En cela, il prétend à une compétence universelle, transversale et transcendante, qui le ferait échapper aux corps des métiers (il peut tout imiter). C’est dans cette prétention que réside la véritable tromperie. Loin d’être au-dessus de l’homme de métier, il est en dessous. C’est le dernier des hommes.

 

C’est là aussi que réside le charme : on admire le peintre (l’imitateur) dans le caractère universel de sa prétention, on tend (à tort) à trouver dans son art quelque chose de divin et de sacré, alors qu’en réalité, l’imitateur s’éloigne du divin et du sacré.

 

 

La dégradation de l’image (les trois lits)

 

Cet éloignement répond à une hiérarchie des modes de présence, et cette hiérarchie est ontologique (elle se rapporte à la « quantité » d’être). Il y a d’abord la forme intelligible, l’idée de lit, qui est ce qui fait qu’un lit est un lit, qu’il mérite son nom de lit. Il s’agit de l’ensemble de ses caractères formels : l’idée est liée à l’usage. La forme fonctionne comme un modèle. Elle est divine et unique pour chaque objet qui mérite un nom, c’est l’œuvre de Dieu. Ensuite vient le lit dans lequel on se couche. Il est l’œuvre d’un homme de métier : le « faiseur de lit », qui s’attache à cette tâche de faire des lits, ce en quoi il s’asservit à l’ouvrage (il en suit la loi) et à l’utilisateur. Ce « litier » fait œuvre d’imitation, il s’efforce de se conformer au modèle, à l’eidos. Le lit est produit dans le monde sensible, ce qui permet la diversification, puisque chaque lit peut se conformer de manière différente à l’idée unique. Cela manifeste aussi une imperfection : aucun lit n’est absolument conforme à l’Idée qu’il imite.

 

Enfin, vient le peintre qui va peindre un lit, ou n’importe quoi, puisque rien ne le gêne du côté des objets à peindre. Ce dernier produit une image d’image.

 

 

Cela pose deux problèmes importants :

 

1. Pourquoi dire que le modèle du peintre est le lit et non pas la forme, l’idée de lit ? Pourquoi le lit sensible s’impose au peintre comme un écran qui le coupe de l’intelligible ? Plotin ouvrira une autre voie, décisive pour l’esthétique occidentale : dans l’art, on revient à l’intelligible (l’esthétique de la Renaissance est fondée là-dessus). Qu’est-ce qui justifie, chez Platon, que l’art soit seulement imitation de la chose sensible ?

 

2. Qu’est-ce qui permet de justifier qu’il puisse y avoir une analogie entre la première imitation et la seconde, qu’il y ait un rapport analogue entre le fabricant de lit et l’idée et entre le lit et l’image ?

 

La question des noms que l’on donne aux producteurs indique la voie. Celui qui produit l’Idée, c’est Dieu. La dénomination ne fait pas problème. Celui qui fait apparaître un lit sensible, après une légère hésitation, ce sera le « faiseur de lit », on ne l’appelle pas l’imitateur. Il est nommé d’après le modèle, il reçoit de lui la dignité du nom. Son métier n’est pas d’imiter en général, mais d’imiter le lit. On ne doit pas le nommer par le mode d’action, mais par l’objet.

 

Le peintre, on ne doit le nommer par rien de ce qu’il fait, puisqu’il n’est asservi à aucun objet, ce qui lui confère une apparence de liberté. Dire que c’est un peintre, c’est encore trop lié à l’objet. C’est un imitateur : il ne fait rien d’autre qu’imiter.

 

Cette analyse a deux versants. D’une part, elle permet d’envisager une liberté qui peut être comprise comme créatrice. D’autre part, elle est la liberté de produire un « presque rien », une image superficielle de n’importe quoi. Elle se néantise. L’artiste promène son miroir partout, ce qui peut dégénérer en charlatanisme : le pur et simple trompe-l’œil. Le seul nom qui lui convient, c’est le plus dégradant : l’imitateur.

 

Le premier problème est assuré : ce qu’imite l’artiste, c’est l’apparence, pas l’Idée. L’image d’image est une imitation d’apparence. Le faiseur de lit fait apparaître quelque chose dans le sensible. Ce qu’il fait apparaître a plusieurs aspects (on peut tourner autour, démultiplier les angles de vision), mais cela reste un lit. La démultiplication des apparences se rapporte à l’unité que pose le faiseur de lit, ce qui atteste la relation du lit fait avec l’Idée, unique et sans perspective. L’artiste, lui, n’imite que telle ou telle apparence, tel ou tel aspect. Il est alors coupé de l’intelligible : il présente un pur aspect, qui ne participe pas de l’unité à laquelle se ramènent tous les aspects du lit fabriqué. Si c’est cela que fait l’artiste, il n’imite pas du tout le modèle, il ne reste plus aucune trace de l’intelligible dans son imitation.

 

Mais l’argument peut être renversé. Quand on fait apparaître quelque chose, on le fait apparaître dans le monde, le lit appartient à la structure du monde. Qu’en est-il de la peinture ? Si l’art n’est qu’imitation d’apparence, elle non plus n’est pas de ce monde : la peinture n’a pas de lieu, elle n’est pas « quelque part ». La peinture détermine son propre espace, elle inclut tout ce qu’elle présente, en captant les choses de telle manière qu’elles ne sont plus là. L’artiste échappe à la multiplicité : dans l’œuvre, il n’y a plus divers aspects, il n’y en a plus qu’un. Si l’œuvre de l’artisan est dans le monde, le monde est dans l’œuvre d’art.

 

Il faut aller jusque-là pour comprendre la condamnation de Platon. Dès lors que l’on produit une apparence, on est comme un dieu en son monde. Or, l’artiste (qui ne prétend jamais être un menuisier !) n’est pas un dieu. C’est là que porte la vraie condamnation : les artistes ne sont pas à la hauteur de leurs prétentions. Pour comprendre la force de la condamnation, il faut rendre compte de ce qu’il y de divin de l’œuvre. S’il l’artiste faisait seulement apparaître quelque chose, cela ne poserait aucun problème. Mais il fait apparaître en captant une apparence, et c’est là qu’il prétend concurrencer dieu. Seulement, il ne peut le faire qu’en s’éloignant de la vérité.

 

Il faut aussi vaincre la difficulté portant sur le deuxième argument. Comment assurer la continuité du chemin de la dégradation ? C’est l’idée de multiplication qui l’assure. Dans le passage du lit sensible au lit peint, on passe de l’un au multiple, comme dans le passage de l’idée de lit au lit sensible. Seul le lit un est parfait. Il y a une multiplication honnête, celle du faiseur de lit, qui doit adapter l’Idée aux usages : faire autant de lits que nécessaire, avec autant de formes que nécessaire, et, pour chacun d’eux, en les faisant apparaître dans le monde et en les livrant à la multiplicité des aspects. Le peintre, lui, saisit une apparence, qu’il fige dans l’éternité. Mais il procède à une multiplication qui joue sur un autre plan : cela ne lui coûte rien de peindre un lit, une armoire, une chaise ou n’importe quoi, alors que c’est très différent du point de vue des métiers. Il procède à une multiplication transversale qui lui permet de prétendre que dans son monde il y a tout. D’une part, cela accentue le déficit ontologique : le quelque chose que peint l’artiste est à peine quelque chose. Mais, en un autre sens, il est comme un dieu en son monde : sa faculté illimitée de produire peut être considérée comme une sorte de divinité de l’artiste.

 

Au fond de tout cela, il y a une idée centrale : il n’y a qu’un divin. Les prétentions de l’artiste sont exorbitantes. C’est de là que procède la dureté de la critique. Cette condamnation prend la forme de l’ostracisme. L’artiste est chassé de la cité, en tant que la cité est elle-même, c'est-à-dire juste (la cité juste est la cité comme telle).

 

Il y a une première condamnation qui n’est pas radicale : il faut un artiste à l’usage de l’éducation des gardiens. Dans ce premier ordre de raisons, intervient une nécessité pédagogique et morale : il ne faut pas pervertir les gardiens. Ces raisons ne sont pas essentielles, et n’aboutissent pas à chasser tous les artistes. Ne sont chassés que ceux dont l’art peut pervertir. On a besoin de poètes et de musique (militaire !), et cela va vers un art édifiant (politisation de l’art, esthétique politique).

 

Mais un autre motif intervient de manière beaucoup plus radicale. S’il n’y avait que lui, cela conduirait à chasser tous les artistes, qui s’opposent alors aux hommes des métiers (les charpentiers, les menuisiers…) La cité juste est une cité des métiers, où il n’y a pas de place pour celui qui n’a pas de métier. La justice en quoi consiste la cité, c’est que chacun fasse son métier, en fonction des raisons naturelles que sont les aptitudes de chacun. Il faut cependant qu’il y ait une compétence transversale, qui reste néanmoins un métier. Celle qui consiste à être « le pasteur des hommes ». Il faut des spécialistes de l’universel : le philosophe roi. Il est le seul à avoir une vraie compétence universelle dans l’ordre du métier. Il a le droit de prétendre à son titre, puisqu’il connaît la structure intellectuelle du monde. Il n’appartient pas à un autre monde. Il doit sa compétence universelle à un objet universel (dont il dépend comme l’homme de métier). C’est l’artiste qui invente un autre monde, qui propose un monde imaginaire. Or, il n’y a pas de place pour un autre monde qui serait le double du monde.

 

Cet élément est développé dans le Cratyle : si les mots étaient des doubles des choses, le langage redoublerait le monde, tout serait en double et cela ne servirait à rien. La langue doit permettre d’analyser le monde, et pour cela il faut qu’il y ait un écart qui permette de signifier. Si ce n’est pas le cas, on n’est en face d’un absurde dédoublement du monde. Or, c’est cela que l’artiste propose, et c’est pour cela qu’il faut le chasser : notre cité est la véritable tragédie. Nous n’avons que faire des tragédiens qui la redoublent (Les Lois 817 b).

 

 

Platon, La République, III (398 a-b) :

 

« Alors, semble-t-il, un individu que son savoir-rendrait capable de se prêter à tout et d’imiter toutes choses, s’il arrivait dans notre cité, voulant faire étalage de lui-même et de ses poèmes, nous nous prosternerions devant lui comme devant un être sacré, étonnant et délicieux, mais nous dirions qu’il n’existe pas de tel homme dans notre cité, et qu’il n’est pas permis qu’il en existe un ; et nous le renverrions vers une autre cité »

 

Platon, Les Lois (817 a-b) :

 

Pour les poètes qu'on appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette question : " Étrangers, pouvons-nous fréquenter chez vous, dans votre ville et votre pays, pour y apporter et représenter nos pièces ? Qu'avez-vous décidé sur ce point ?" Que répondrions-nous, pour bien faire, à ces hommes divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais : « O les meilleurs des étrangers, nous sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions faire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes, et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de produire, comme nous en avons l'espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons jamais si facilement de dresser votre théâtre sur notre place publique, d'y introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et, au lieu de tenir sur les mêmes institutions le intime langage que nous diront le plus souvent tout le contraire, car on pourrait dire que nous sommes complètement fous, nous et toute la cité, si nous vous permettions de faire ce que vous demandez à présent, avant que les magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public, ou s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants aux magistrats, pour qu'ils les comparent aux nôtres, et, s'ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures, nous vous donnerons un chœur ; sinon, mes amis, nous ne saurions le faire. »

Tels seront donc touchant les chants et la danse et l'étude qu'il en faut faire les usages réglés par la loi, d'un côté pour les esclaves, de l'autre par les maîtres, si vous êtes de mon avis.

 

 

 

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