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Cours et détours

l'élégie selon Marmontel

6 Octobre 2005 , Rédigé par Jean-Luc Martine Publié dans #CAPES Poésie

Jean-François Marmontel, Poétique françoise 1763
 
 
CHAPITRE 19
de l'élégie.
 
L'élégie dans sa simplicité touchante/et noble, réunit tout ce que la poësie/a de charmes : l’imagination et le sentiment. /C’est cependant, depuis la renaissance/des lettres, l’un des genres de poësie/qu’on a le plus négligé. On y a même attaché/l’idée d’une tristesse fade ; et il est/des exemples d' après lesquels on devoit/en juger ainsi. Mais on en conçoit plus/d’estime, lorsqu' on la voit dans la nature/ou dans les modèles de l’antiquité. Il n' y a//p505//point en poësie de genre plus libre ni plus/varié que celui de l’élégie : grave ou légère,/passionnée ou tranquille, riante ou/plaintive à son gré ; il n' est point de ton,/depuis l'héroïque jusqu' au familier, qu' il/ne lui soit permis de prendre. Properce y/a décrit en passant la formation de l’univers ;/Tibulle, les tourmens du Tartare :/l'un et l' autre en ont fait des tableaux dignes/tour-à-tour de Raphaël, du Correge,/et de L' Albane. Ovide ne cesse d' y jouer/avec les flèches de l' amour./Cependant pour en déterminer le caractère/par quelques traits plus marqués,/je la divise en trois genres : le passionné,/le tendre, et le gracieux./Dans tous les trois, elle prend également/le ton de la douleur et de la joie : car/c' est sur-tout dans l' élégie que l' amour est/un enfant qui pour rien s' irrite et s'apaise,/qui pleure et rit en même tems. Par la/même raison, le tendre, le passionné, le/gracieux, ne sont pas des genres incompatibles//p506//dans l' élégie amoureuse ; mais/dans leur mélange, il y a des nuances,/des passages, des gradations à ménager./Dans la même situation où l' on dit torqueor/infelix , on ne doit pas comparer la rougeur/de sa maîtresse convaincue d' infidélité,/à la couleur du ciel au lever de l' aurore,/à l' éclat des roses parmi les lys, etc./Au moment où l' on crie à ses amis : enchaînez-moi,/je suis un furieux, j' ai battu ma/maîtresse, on ne doit penser ni aux fureurs/d' Oreste, ni à celles d' Ajax . Que/les écarts sont bien plus naturels dans/Properce ! " on m' enlève ce que j' aime... etc. "//p507//en général, le sentiment domine dans le/genre passionné ; c' est le caractère de Properce :/l' imagination domine dans le gracieux ;/c'est le caractère d'Ovide. Dans le/premier, l’imagination modeste et soumise/ne se joint au sentiment que pour l' embellir,/et se cache en l' embellissant, subsequi-turque ./Dans le second, le sentiment humble/et docile ne se joint à l' imagination que/pour l' animer, et se laisse couvrir des fleurs/qu' elle répand à pleines mains. Un coloris/trop brillant refroidiroit l' un, comme un/pathétique trop fort obscurciroit l' autre./La passion rejette la parure des graces ;/les graces sont effrayées de l' air sombre de/la passion ; mais une émotion douce ne les/rend que plus touchantes et plus vives./C' est ainsi qu' elles règnent dans l' élégie/tendre ; et c' est le genre de Tibulle./C' est pour avoir donné à un sentiment//p508//foible le ton du sentiment passionné, que/l' élégie est devenue fade. Rien n' est plus/insipide qu' un desespoir de sang froid. On/a cru que le pathétique étoit dans les mots ;/il est dans les tours et dans les mouvemens/du style. Ce regret de Properce, après/s’être éloigné de Cinthie,/ce regret, dis-je, seroit froid. Mais combien/la réflexion l’anime ?/C’est une étude bien intéressante que/celle des mouvemens de l' ame dans les/élégies de ce poëte et de Tibulle son rival !/" je veux (dit Ovide) que quelque/jeune homme blessé des mêmes traits/que moi,... etc. "/c' est la règle générale de/la poësie pathétique. Ovide la donne ;/Tibulle et Properce la suivent, et la suivent/bien mieux que lui.//p509//Quelques poëtes modernes se sont persuadé/que l' élégie plaintive n' avoit pas/besoin d'ornements : non sans doute, lorsqu' elle/est passionnée. Une amante éperdue/n’a pas besoin d' être parée pour attendrir/en sa faveur : son desordre, son égarement,/la pâleur de son visage, les ruisseaux/de larmes qui coulent de ses yeux,/sont les armes de sa douleur ; et c' est avec/ces traits que la pitié nous pénètre. Il en/est ainsi de l’élégie passionnée./Mais une amante qui n' est qu' affligée,/doit réunir pour nous émouvoir les charmes/de la beauté, la parure, ou plûtôt le/négligé des graces. Telle doit être l’élégie/tendre, semblable à Corine au moment/de son réveil :/soepe etiam... etc. ./Un sentiment tranquille et doux, tel/qu’il règne dans l’élégie tendre, a besoin/d' être nourri sans cesse par une imagination/vive et féconde. Qu’on se figure une//p510//personne triste et rêveuse qui se promène/dans une campagne, où tout ce qu’elle/voit lui retrace l' objet qui l' occupe sous/mille faces nouvelles : telle est dans l' élégie/tendre la situation de l'âme à l' égard/de l' imagination. Quels tableaux ne se fait-on/pas dans ces douces rêveries ? " Tantôt/on croit voyager sur un vaisseau avec ce/qu’on aime ; ... etc. "//p511//c' est ainsi que dans l' élégie tendre, le/sentiment doit être sans cesse animé par/les tableaux que l' imagination lui présente./écoutez Ovide sur la mort de Tibulle :/ecce puer... etc. ./Il n’en est pas de même de l’élégie passionnée ;//p512//l' objet présent y remplit toute l' ame :/la passion ne rêve point./On peut entrevoir quel est le ton du sentiment/dans Tibulle et dans Properce, par/les morceaux que j' en ai indiqués, n' ayant/pas osé les traduire. Mais ce n’est qu’en les/lisant dans l’original, qu’on peut sentir le/charme de leur style : tous deux faciles/avec précision, véhémens avec douceur,/pleins de naturel, de délicatesse et de graces./Quintilien regarde Tibulle comme le/plus élégant et le plus poli des poëtes élégiaques/latins : cependant il avoue que/Properce a des partisans qui le préfèrent/à Tibulle ; et j' avoue que je suis de ce/nombre. à l'égard du reproche qu' il fait à/Ovide d' être ce qu'il appelle lascivior ; soit/que ce mot-là signifie moins châtié ou plus/diffus , ou trop livré à son imagination , trop/amoureux de son bel esprit, nimium amator/ingenii sui, ou d' une mollesse trop négligée/dans son style (car on ne sauroit l' entendre/comme le lasciva puella de Virgile) ;/ce reproche, dans tous les sens, est également//p513//fondé : aussi Ovide n' a-t-il excellé/que dans l' élégie gracieuse, où le génie/est plus en liberté./Aux traits dont Ovide s' est peint à lui-même/l' élégie amoureuse, on peut juger/du style et du ton qu' il lui donne./Il y prend quelquefois le ton plaintif ;/mais ce ton-là même est un badinage./Croyez qu' il est des dieux sensibles à l' injure... etc./L' amour avec ce front riant et cet air/leger, peut être aussi ingénieux, aussi brillant//p514//que l' on veut. La parure sied bien à la/coquetterie ; c' est elle qui peut avoir les/cheveux entrelacés de roses. On en voit/un modèle charmant dans la seconde élégie/des amours d' Ovide : " me voilà vaincu,/dit le poëte à l' amour, je tens les mains/à tes chaînes... etc. "//p515//Tibulle et Properce, rivaux d' Ovide/dans l' élégie gracieuse, l' ont ornée comme/lui de tous les trésors de l' imagination :/dans Tibulle le portrait d' Apollon qu' il/voit en songe ; dans Properce, la peinture/des champs élisées ; dans Ovide, le triomphe/de l' amour dont je viens de donner/une esquisse, sont des tableaux ravissans./Ainsi donc l' élégie doit être parée de la/main des graces toutes les fois qu' elle n' est/pas animée par la passion, ou attendrie/par le sentiment ; et c' est à quoi les modernes/n' ont pas assez réfléchi. Chez eux//p516//le plus souvent l' élégie est froide et négligée,/et par conséquent ennuyeuse./Je n' ai encore parlé ni des héroïdes/d' Ovide, qu' on doit mettre au rang des/élégies passionnées, ni de ses tristes dont/son exil est le sujet, et que l' on doit compter/parmi les élégies tendres./Sans ce libertinage d' esprit, cette abondance/d' imagination qui refroidit presque/partout le sentiment dans les vers d' Ovide,/ses héroïdes seroient à côté des plus belles/élégies de Properce et de Tibulle. On est/d' abord surpris d' y trouver plus de pathétique/et d' intérêt que dans les tristes. En/effet il semble qu' un poëte doit être plus/émû et plus capable d' émouvoir en déplorant/son sort, qu' en plaignant les malheurs/d' un personnage imaginaire. Cependant/Ovide a de la chaleur, lorsqu' il soupire au/nom de Pénélope après le retour d’Ulysse ;/il est glacé lorsqu' il se plaint lui-même des/rigueurs de son exil, à ses amis et à sa femme./La première raison qui se présente de//p517//la foiblesse de ses derniers vers est celle/qu' il en donne lui-même :/da mihi... etc. ./Mais le malheur qui émousse l’esprit, qui/affaisse l' imagination, et qui énerve les/idées, semble devoir attendrir l' ame et remuer/le sentiment : or c' est le sentiment/qui est la partie foible de ses élégies, tandis/qu' il est la partie dominante de ses héroïdes./Pourquoi cela ? Parce que la chaleur/de son génie étoit dans son imagination,/et qu' il s' est peint les malheurs des autres/bien plus vivement qu' il n' a ressenti les/siens. Une preuve qu' il les ressentoit foiblement,/c' est qu' il les a mis en vers :/les foibles déplaisirs s' amusent à parler,/et quiconque se plaint, cherche à se consoler./à plus forte raison quiconque se plaint/en cadence. Cependant il semble ridicule/de prétendre qu' Ovide éxilé de Rome dans/les déserts de la Scythie, ne fût point/pénétré de son malheur ; mais qu’on lise//p518//pour s' en convaincre, cette élégie où il se/compare à Ulysse ; que d' esprit, et combien/peu d' ame ! Osons le dire à l' avantage/des lettres : le plaisir de chanter ses malheurs/en étoit le charme : il les oublioit en/les racontant : il en eût été accablé s' il ne/les eût pas écrits ; et si l' on demande pourquoi/il les a peints froidement, c' est parce/qu' il se plaisoit à les peindre./Mais lorsqu' il veut exprimer la douleur/d' un autre, ce n' est plus dans son ame, c' est/dans son imagination qu' il en puise les couleurs :/il ne prend plus son modèle en lui-même,/mais dans les possibles : ce n' est/pas sa manière d' être, mais sa manière de/concevoir qui se reproduit dans ses vers ; et/la contention du travail qui le dérobe à/lui-même, ne fait que lui représenter plus/vivement un personnage supposé. Ainsi/Ovide est plus Briséis ou Phèdre dans les/héroïdes , qu' il n' est Ovide dans les/tristes ./Toutefois autant l' imagination dissipe et/affoiblit dans le poëte le sentiment de sa/situation présente, autant elle approfondit//p519//les traces de sa situation passée. La mémoire/est la nourrice du génie. Pour peindre le/malheur il n' est pas besoin d' être malheureux,/mais il est bon de l' avoir été./Une comparaison va rendre sensible la/raison que j' ai donnée de la froideur d' Ovide/dans les tristes : c' est je crois une bonne/façon d' étudier l' art que de voir travailler/les maîtres./Un peintre affligé se voit dans un miroir ;/il lui vient l' idée de se peindre dans cette/situation touchante : doit-il continuer à se/regarder dans la glace, ou se peindre de/mémoire après s' être vû la première fois ?/S' il continue de se voir dans la glace, l' attention/à bien saisir le caractère de sa douleur/et le desir de le bien rendre, commencent/à en affoiblir l' expression dans le modèle./Ce n' est rien encore : il trace les premiers/traits ; il voit qu' il prend la ressemblance,/il s' en applaudit ; le plaisir du succès/se glisse dans son ame, se mêle à sa douleur,/en adoucit l' amertume ; les mêmes changemens/s' opèrent sur son visage, et le miroir//p520//les lui répéte ; mais le progrès en est insensible :/il copie sans s' appercevoir qu' à chaque/instant ce n' est plus le même visage./Enfin de nuance en nuance, il se trouve/avoir fait le portrait d' un homme content. Il/veut revenir à sa première idée ; il corrige,/il retouche, il recherche dans la glace l' expression/de la douleur ; mais la glace ne lui/rend plus qu' une douleur étudiée, qu' il/peint froide comme il la voit. N' eût-il pas/mieux réussi à la rendre, s' il l' eût copiée/d' après un autre, ou si l' imagination et la/mémoire lui en avoit rappellé les traits ?/C' est ainsi qu' Ovide a manqué la nature,/en voulant l' imiter d' après lui-même./Mais, dira-t-on, Properce et Tibulle/ont si bien exprimé leur situation présente,/même dans la douleur ! Oui, sans doute,/et c' est le propre du sentiment qui les inspiroit,/de redoubler par l' attention qu' on/donne à le peindre. L’imagination est le/siège de l' amour ; c' est-là que ses feux/s' allument, s' entretiennent, et s' irritent ; et/c' est-là que les poëtes élégiaques en ont//p521//puisé les couleurs. Il n’est donc pas étonnant/qu’ils soient plus tendres, à proportion/qu’ils s' échauffent davantage l' imagination/sur l' objet de leur tendresse, et plus sensibles/à son infidélité ou à sa perte, à mesure/qu' ils s' en exagèrent le prix. Si Ovide avoit/été amoureux de sa femme, la sixième élégie/du premier livre des tristes ne seroit/pas composée de froids éloges et de vaines/comparaisons. La fiction tient lieu aux/amans de la réalité ; et les plus passionnés/n’adorent souvent que leur propre ouvrage, /comme le sculpteur de la fable. Il n'en est/pas ainsi d'un malheur réel, comme l' exil et/l'infortune : le sentiment en est fixe dans/l'âme : c' est une douleur que chaque instant,/que chaque objet reproduit, et dont/l' imagination n' est ni le siège ni la source./Il faut donc si l' on parle de soi-même, parler/d' amour dans l' élégie pathétique./On peut bien y faire gémir une mère,/une soeur, un ami tendre ; mais si l' on est/cet ami, cette mere, ou cette soeur, on ne//p522//fera point d' élégie, ou l' on s' y peindra/foiblement./Je ne parle point des élégies modernes./Les meilleures sont connues sous d' autres/titres, comme les idyles de Madame Deshoullières/aux moutons, aux fleurs, etc./Modèles de l' élégie dans le genre gracieux ;/les vers de M De Voltaire sur la mort de/Mademoiselle Le Couvreur, modèle plus/parfait encore de l' élégie passionnée, et/auquel Tibulle et Properce lui-même n' ont/peut-être rien à opposer./Lafontaine qui se croyoit amoureux, a/voulu faire des élégies tendres ; elles sont/au-dessous de lui. Mais celle qu' il a faite/sur la disgrace de son protecteur, adressée/aux nymphes de Vaux, est un chef-d' oeuvre/de poësie, de sentiment, et d' éloquence./M Fouquet, du fond de sa prison,/inspiroit à Lafontaine des vers sublimes,/tandis qu' il n' inspiroit pas même la pitié à/ses amis : leçon bien frappante pour les/grands, et bien glorieuse pour les lettres !//p523//Du reste, les plus beaux traits de cette/élégie de Lafontaine sont aussi bien exprimés/dans la première du troisième livre/des tristes, et n' y sont pas aussi touchans./ Pourquoi ? Parce qu' Ovide parle pour lui,/et Lafontaine pour un autre. C’est encore/un des privilèges de l’amour de pouvoir/être humble et suppliant sans bassesse ; mais/ce n’est qu'à lui qu'il appartient de flatter la/main qui le frappe. On peut être enfant/aux genoux de Corinne ; mais il faut être/homme devant l'empereur.
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